C’était un pays perdu, jamais convoité, jamais vraiment désiré. Là-bas, on vivait simplement, de la vie ordinaire des paysans de ces temps-là.
Un pays où il faisait bon vivre, une région sans excès : les terres étaient suffisamment généreuses et les prédateurs suffisamment rares pour que l’on puisse les tolérer.
Un pays humide également, ayant souvent la coquetterie de se voiler dans des lambeaux de brume qui faisait disparaître les alentours, isolant plus encore, s’il était possible, le village qui s’était logé ici.
Il avait élu domicile non loin d’une forêt, qui constituait une source de richesses sauvages : on y trouvait champignons et châtaignes, de quoi améliorer l’ordinaire des habitants de la région, ainsi que du bois pour le chauffage. À ses abords, elle était peu dense. Toutefois, à mesure que l’on s’enfonçait, elle devenait plus obscure et, rapidement, le brouillard, si souvent présent dans ces contrées, cachait les moindres détails, ne permettant d’apercevoir les arbres que juste à temps pour les éviter. Là, entre les chênes centenaires recouverts de mousse, la conscience s’effaçait peu à peu, tandis que l’on croyait distinguer les signes d’un autre monde que personne n’avait jamais aperçu. Même grand-père, qui affirmait souvent, à la veillée du soir, qu’il avait vu de nombreux fadets et autres korrigans, ne connaissait que par procuration ce monde fantasmé. Rares, de toute façon, étaient ceux qui se risquaient si loin et ils n’y restaient jamais longtemps, courant bien vite vers le refuge salvateur du village, de peur de se perdre dans cet ailleurs improbable.
Le hameau s’était blottit contre une rivière, où l’on abreuvait le bétail. On y avait construit un lavoir et l’on pouvait y voir, à tout moment de la journée, les lavandières frotter, tordre, battre le linge, mais surtout parler, parler de tout et de tout le monde. On pouvait même dire que ces femmes racornies, voûtées à force de se pencher sur le linge, étaient l’opinion du village. Cependant, la rivière servait surtout à irriguer les cultures en cas de sécheresses — de toutes façons rarissimes et de courtes durées au vu de l’humidité latente de la région — et à alimenter le moulin, où les villageois portaient leur grain. Jean, le meunier, était l’un des hommes les plus importants des environs, tant par sa carrure que par son statut social. En effet, cet individu bedonnant et au teint rubicond était le chef du village, plus de fait que par élection d’ailleurs : il était toujours l’arbitre des différents et présidait à toutes les décisions impliquant l’ensemble de la communauté. C’était de toute façon un homme bienveillant, au bon sens apprécié des villageois.
Les chaumières, encerclées par les champs et pâturages, s’étaient agglutinées, se serrant les unes aux autres afin de sentir la présence rassurante de ses voisines. Elles s’étaient enroulées en une spirale, qui aboutissait à l’église dont le clocher dominait fièrement les environs. Pierre, le curé, était un homme de grande taille, bienveillant et fier de sa mission auprès des hommes. Au centre du hameau, les bâtiments laissaient un espace libre, formant une esplanade circulaire au milieu de laquelle le seul puits des environs trônait fièrement. Il avait de quoi lever le front, car c’était auprès de lui que l’on allait se désaltérer. C’était une tâche importante — vitale — et il s’en acquittait avec vaillance.
Les habitants de la région étaient des gens simples, à la sagesse un peu rustique héritée d’ancêtres qui n’avaient jamais connu d’autre horizon. Comme tout le monde, Thomas et Emmanuelle avaient toujours vécu au village. Ils n’avaient pas particulièrement envie d’aller voir ailleurs de toute façon, car ils étaient pleinement satisfaits de l’existence qu’ils menaient et des quelques terres qu’ils possédaient. Ils vivaient dans la maison natale de Thomas, hébergeant Marie et Joseph, les parents d’Emmanuelle. De son père, elle avait hérité ses yeux clairs, mais son visage un peu rond rappelait celui de sa mère. Thomas, au contraire, l’avait plutôt allongé, un trait que leur fille Sophie partageait. La petite famille était estimée de tous les villageois et, ses membres n’étant pas gens à se comporter de manière inhabituelle, vivait paisiblement, bien ancrée dans l’habitude.
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Sophie traversa en courant la place du village, sans trop accorder d’importance à l’abbé et n’adressant qu’un rapide salut au puits, qui esquissa une révérence en retour. Elle se précipita vers la forêt, en faisant attention de ne pas perdre ses sabots. Rien ne la pressait réellement, elle avait juste envie de courir. Entre les brumes, sa robe brune — une de ces robes de paysannes — lui donnait l’air d’une flammèche vacillant fébrilement au gré du vent. En passant devant le moulin, elle fit signe à Jean, qui lui répondit d’un sourire. Sa course folle faisait apparaître deux tâches roses sur ses joues, tranchant avec la subtile pâleur de son teint. Après le moulin, elle passa à côté du lavoir, en ne prenant qu’à peine le temps de crier de sa voix légère « bonjour ! » aux lavandières, qui bougonnèrent comme à leur habitude car c’était là leur manière d’être amicales.
On la trouvait plutôt jolie, avec ses cheveux sombres mi-longs et presque bouclés, accentuant la finesse de son visage, ses sourcils arqués soulignant ses yeux en amandes et son nez pointu descendant sur des lèvres et un menton volontaires.
Résolue, voilà un mot qui la qualifiait bien. Depuis toujours, elle était déterminée, dynamique, serviable, quoiqu’un peu entêtée. D’aucuns disaient qu’elle avait de la personnalité ; des esprits chagrins trouvaient qu’elle avait un caractère de cochon. De toute façon, d’un naturel plutôt enjoué et honnête, elle était appréciée dans le village et nul doute qu’elle trouverait un mari à la prochaine fête de la Saint Jean.
À l’orée de la forêt, elle s’arrêta un instant pour chercher le bâton dont elle se servait chaque fois qu’elle se rendait dans les bois. Étant plutôt menue, sa petite taille l’obligea à sauter pour le décrocher des feuillages où elle avait l’habitude de le dissimuler. C’était le début de l’automne et elle allait, par cette fin d’après-midi un peu plus brumeuse que d’habitude, à la chasse aux châtaignes…
Sophie était toujours surprise de tout ce que Marie était capable de faire avec de simples châtaignes. Elle savait aussi bien en faire un pain qu’un gruau si l’on avait, par extraordinaire, tué la poule. « La châtaigne, c’est la base ! » répétait-elle souvent, ponctuant du doigt son discours, en ajoutant : « c’t’un fruit qui sert à tout. » D’ailleurs, dans sa besace, Sophie transportait un pain de châtaignes.
Enveloppées dans leurs bogues, elles couraient entre les pieds de la jeune fille, qui les poursuivait gaiement. Pourtant, peu à peu, la villageoise se laissait gagner par l’ambiance du sous-bois et devenait songeuse. Bientôt, elle ne faisait plus vraiment cas des châtaignes, qui d’ailleurs appréciaient cette trêve. Lentement, le jour déclinait, accentuant les ombres, rendant la forêt plus oppressante. Cependant, Sophie n’y prêtait pas attention, s’enfonçant plus avant dans sa rêverie. Inconsciemment, perdue dans ses pensées, elle s’aventurait bien plus profondément dans la forêt qu’elle ne l’avait jamais fait. Elle se ressaisit à temps pour ne pas s’égarer complètement et, se rendant compte de l’heure tardive, fit demi-tour, en coupant pour rejoindre le village.
Il n’est pas bon de suivre, sans y prendre garde, des chemins que l’on ne connaît pas tandis que la nuit tombe. La jeune paysanne en fit la douloureuse expérience : alors qu’elle cherchait à distinguer la sortie dans la pénombre, elle n’aperçut pas le piège à loup qu’avait improvisé un des villageois. Ce piège archaïque — bricolage perfide, terriblement efficace, assemblage presque cohérent de métal, planches et fils barbelés destinés à déchirer les chairs — lui mordit violemment la jambe. La pauvre villageoise faillit bien s’évanouir tant la douleur qui lui vrillait la cheville était intense. Elle regarda les mâchoires de clous rouillés qui lui enserraient la jambe, la terrible blessure que lui infligeait le piège et laissa éclater sa souffrance en un cri déchirant, avant de sangloter. Frénétiquement, elle tenta, en se servant de son bâton comme d’un levier, de desserrer cette étreinte d’acier. Plus elle se débattait et plus les mâchoires devenaient implacables. Son bâton ployait mais le piège à loup ne voulait rien savoir. Dans une plainte, Sophie fit une ultime tentative. Le bâton, incapable de soutenir plus longtemps l’effort, se brisa, abandonnant un groupe d’échardes dans sa blessure. Ces épines plantées dans la plaie béante lui firent découvrir de nouvelles nuances — dans des registres dont elle ignorait l’existence — sur l’orgue de douleur qu’était devenu son corps et qui jouait une mélopée s’enflant, se gonflant, s’amplifiant au-delà du supportable. Soudain, prise d’hystérie, ne sentant presque plus la géhenne que lui infligeait l’organiste dément, elle saisit le piège à pleines mains dans l’espoir de le faire céder. Las ! Il refusait de la libérer : elle ne parvint qu’à entailler en plusieurs endroits ses mains blanches, qui lentement se teintaient de rouge, tout comme sa robe à l’endroit où le piège appliquait sa douloureuse morsure. L’affrontement était fini : il avait vaincu.
Il est des moments où la détresse est telle que l’on croit que seul un miracle peut vous sauver. C’est ce que pensait Sophie, se voyant prisonnière d’un monstre de métal, seule dans une trop grande forêt et blessée tandis que le soir tombait. Pourtant, ce qu’il advint était si simple. Un homme — ou plutôt une grande silhouette sombre, s’appuyant sur un bâton et portant une outre et une besace — passait là. Il la trouva sanglotante, déjà résignée. Dans l’obscurité, Sophie avait peine à distinguer les traits de l’apparition, tout au plus parvint-elle à deviner ses yeux perçants. L’homme posa son bâton et ses affaires. Lorsque son regard croisa celui de Sophie, elle se figea : au fond de ses yeux, l’homme avait vu quelque chose, elle ne savait quoi, dont il semblait faire grand cas.
Doucement, il s’approcha d’elle. D’une main très sûre et avec une infinie délicatesse, comme s’il le caressait, il ouvrit le piège sans la moindre difficulté. Engourdie par la douleur, Sophie libéra sa jambe en gémissant sous l’effort. En se servant de l’eau de son outre et d’un tissu tiré de sa besace, l’homme lui nettoya la jambe et les mains. Puis il sortit un pain de son bagage. Malgré la faible lumière, à l’aspect un peu sombre de sa mie, Sophie constata qu’il s’agissait d’un pain de châtaignes, comme le sien. Il en prit un morceau qu’il mâcha consciencieusement avant de le recracher, de le mêler à quelques herbes et de l’étaler sur sa blessure. Elle poussa un petit cri et se raidit lorsqu’elle sentit le picotement de l’emplâtre, mais se détendit bien vite en sentant combien cela la soulageait. Alors, l’homme lui fit un bandage de tissu et l’aida à se relever, avant de rassembler ses affaires et de disparaître derrière un arbre. Elle n’eut pas même le temps d’esquisser un remerciement ; l’apparition n’avait pas proféré un son.
Elle rentra chez elle, boiteuse, en ressassant ce qui s’était passé, tandis que chaque battement de son cœur ravivait un peu la douleur dans son mollet. Elle s’efforça de comprendre ce que pouvait être cet homme. Elle n’y parvint pas. Trop troublée pour se hasarder dans l’enceinte du village, craignant soudain le regard des autres, elle fit un détour et passa par des chemins rarement empruntés qui la conduisirent jusque derrière chez elle.
À ses parents, marqués — quand bien même ils s’en défendaient — par les superstitions de la région, elle se borna à raconter l’essentiel, restant très évasive, à la fois parce qu’elle ne voulait pas trop les effrayer — sa blessure était suffisante — et parce qu’elle était finalement incapable d’expliquer ce qu’il était réellement advenu dans les bois. Elle avait été blessée et on lui avait fait un emplâtre, cela était certain ; pour le reste, elle n’était pas capable de dire si elle n’avait pas rêvé, en proie à quelque hallucination provoquée par la douleur. Les yeux verts, presque transparents, de sa mère avaient trahi son inquiétude. Son père avait voulu se montrer rassurant. Ses efforts furent vains et c’est en silence que l’on mangea le bouillon, avant de s’installer autour du feu pour la veillée.
Grand-père s’installa, comme à son habitude, dans la petite alcôve de l’âtre, à la place du conteur, tandis que les quatre autres membres de la famille s’asseyaient sur les bancs qui lui faisaient face. Dans le regard de Joseph, on devinait la lueur qui y apparaissait chaque fois qu’il attendait de se faire prier d’entamer un récit. C’était là le rôle de Thomas, étant le chef de famille : « nous t’écoutons, » dit-il. Le vieil homme décida alors d’égayer l’ambiance un peu lourde de cette soirée en racontant une histoire légère, un conte plein de bonne humeur et d’entrain.
Sophie n’écoutait pas. Elle regardait le lard pendu à fumer dans la cheminée, elle observait les flammes dessiner des ombres étranges, découper les figures de ses parents et souligner les rides et les cernes du visage marqué par les ans de Joseph.
Soudain, un bruit résonna : quelqu’un frappait à la porte. Quelqu’un qui, d’une voix grave, dit :
« Accordez l’hospitalité à un simple voyageur, bonnes gens. »
Les membres de la famille échangèrent des regards d’incompréhension au son de cette voix étrangère. Après un court instant, Thomas alla à la porte et l’entrouvrit prudemment. Dans l’encadrement apparut un homme au visage sans âge, quoique le sillage de ses rides, dans sa peau légèrement cireuse, permît de lire une vie emplie de tourments. Ses longs cheveux gris et filandreux encadraient son fin visage, cachant ses oreilles. Il avait un nez droit, descendant sur des lèvres minces. Quant à ses yeux, ils étaient à demi cachés par l’ombre de son chapeau à larges bords, mais son regard était d’une telle force qu’on les devinait, sous ses sourcils fournis : petits, noirs et enfoncés. C’était un regard perçant — transperçant, — cherchant à jauger les recoins les plus sombres de l’âme.
Cette haute silhouette sortie de la nuit, émaciée — filiforme, — était presqu’entièrement dissimulée par ses vêtements sombres et amples. Les seules couleurs de son costume étaient le brun et le noir. Il portait des chaussures de cuir sans forme précise, un pantalon large et, sur une chemise simple, une fourrure à peine tannée. Thomas ouvrit en grand la porte et s’écarta pour laisser entrer l’étranger, qui le remercia d’un hochement de tête. En passant le seuil, il abandonna son bâton, sa besace et son outre, conservant seulement le sac de bure qu’il portait sur l’épaule. Apercevant cet homme, Sophie sursauta.
Tout le monde semblait figé, comme si l’étrange apparition avait imposé le calme et le silence. Le nouvel arrivant s’installa auprès de Sophie, en posant lentement son sac à ses pieds. Lorsque celui-ci toucha le sol, la jeune fille crut voir son contenu remuer, mais elle ne pouvait dire si les ombres fugitives du feu ne l’avaient pas trompée. Le regard du voyageur balaya la pièce, puis il se tourna vers Sophie. Bien qu’il chuchotât et qu’elle seule pût l’entendre, sa voix profonde, basse et posée — fascinante, — semblait emplir toute la pièce :
« J’ai l’espérance que ta blessure ne te fait pas trop souffrir, mais laissons toutes craintes : l’emplâtre que j’ai confectionné devrait bien vite la faire disparaître. Cependant, ce n’est pas l’objet de ma visite. En fait, je voulais te présenter un mien ami. »
Il ramassa le sac à ses pieds et le posa sur ses genoux. Toujours cois, ses hôtes le virent prendre la main de Sophie et l’attirer à l’intérieur. La petite paysanne tremblait, non pas de peur mais par nervosité : elle sentait l’importance de ce qui se passait. Dans le sac, il y avait quelque chose de chaud et couvert d’un doux duvet de poils. Elle comprit d’un coup qu’il s’agissait d’un louveteau. Au moment où la main de Sophie effleurait son flanc, il la mordilla gentiment, affectueusement même.
Le regard de la fille croisa celui de l’homme. Il était à la fois dur et protecteur, encourageant. C’était le regard qu’arbore un maître pour une phase importante de l’initiation de son élève :
« Il t’a adopté, désormais… »
Sophie, tandis qu’elle le caressait en souriant, sentit le contact humide et légèrement râpeux de la langue du petit animal sur sa main. Les autres membres de la famille ne pouvaient voir ce que contenait le sac, mais le sourire de la jeune fille les avait rassurés. Pris par la solennité de l’étrange individu, ils ne posèrent pas de question, ne réagirent toujours pas. Toutefois, ils étaient troublés : quelque chose, dans l’allure de l’homme, ne leur disait rien qui vaille. Ils voyaient même d’un mauvais œil qu’il parle ainsi en privé à leur fille, craignant que son regard perçant soit le vecteur de quelque mauvaise influence, comme s’il pouvait, en quelque sorte, lui jeter un sort.
Thomas ferma la porte et Emmanuelle offrit un peu de bouillon au nouveau venu, mais la soirée ne se prolongea pas. Marie s’empressa de lui montrer le chemin de la grange et, ainsi, tout le monde pu gagner sa couche. Sophie invoqua le sommeil, qui se refusait à venir. Elle resta dans un état de demi-rêve, la conscience presqu’en éveil, tandis que devant ses yeux mi-clos défilaient, sans ordre apparent, les images de la soirée.
Un bruit dehors, du côté du hangar, interrompit le cours de ses divagations. Elle se dressa sur son séant, l’esprit embrumé, puis enfila discrètement sa robe. Dans la chambre, ses parents dormaient paisiblement : elle seule avait entendu le léger grincement de la porte du fenil. Elle se faufila jusque dans l’autre pièce et entrebâilla l’huis pour voir ce qui se passait à l’extérieur. L’homme sans âge venait de quitter la remise. En prenant soin de ne pas trop s’appuyer sur sa jambe encore douloureuse, Sophie se glissa dehors, jeta un rapide coup d’œil dans la grange et constata qu’il emportait toutes ses affaires. Alors, elle se lançât dans la direction qu’il avait empruntée.
La jeune villageoise prit ainsi sa suite, irraisonnablement attirée par cet homme qui, elle le sentait confusément, avait scellé son destin. Peut-être était-ce le souvenir de ce regard exceptionnellement intense qui la poussait ainsi à oublier toute prudence. Curieusement, alors que rien ne permettait de savoir s’il avait perçu sa présence et quoique marchant d’un bon pas, il semblait se laisser suivre, comme si elle devait voir ce vers quoi il se dirigeait. Empruntant le sentier, il traversa les pâturages pour rejoindre le carrefour des Trois Chemins. Celui là venait de la forêt non loin, cet autre des champs, tandis que le dernier, bien sûr, ramenait à la douceur protectrice du chez soi. La nuit et le brouillard rendaient ces lieux, si familiers de jour, inquiétants et comme inconnus. Sophie croyait découvrir d’un coup un autre monde, celui de la nuit, où tout n’est qu’ombre, où l’Étranger peut surgir de n’importe où.
À quelques pas de là, on avait érigé une croix de pierre afin de recommander les voyageurs à la grâce de Dieu. Sophie profita de ce couvert pour observer discrètement la scène. Entre les lambeaux de brume, la lune gibbeuse découpait la silhouette longiligne de l’homme sans âge. Sous la pâle lueur, ses vêtements sombres le faisaient passer pour une ombre parmi les ombres, un spectre de la nuit ayant acquis, pour un temps, une tangibilité disputée par la brume couvrante. Il se dressait là, immobile, appuyé sur son bâton, son regard noir et perçant fixant au loin quelque chose qu’il était le seul à apercevoir. Bientôt, quelque part dans les environs, un loup hurla, puis un autre, puis encore un autre. Sophie frissonna : rapidement, l’espace fut empli des hurlements de ces créatures qu’on lui avait appris à craindre. Elle réprima d’ailleurs un mouvement de peur lorsque, de l’obscurité propice à la dissimulation qu’offrait un bosquet d’arbres, surgit un vieux mâle, qui sembla lui jeter un regard glaçant — ou complice, elle n’aurait su le dire — avant de se coucher aux pieds de l’homme.
C’était un loup magnifique. Au garrot, il atteignait près de trois pieds, pour plus de quatre de long, sans compter la queue. Son crâne allongé, aux oreilles triangulaires et aux yeux obliques jaune or fascinants, était encadré par une magnifique crinière sombre qui tranchait avec le pelage gris de son dos et le blanc de sa gorge et de son ventre. La jeune fille avait d’un coup cette certitude : c’était le dominant, d’une force suffisante pour ne pas avoir été banni de la meute malgré son grand âge et qui n’acceptait de se soumettre à personne, excepté ce voyageur étrange.
Lentement, se faufilant, glissant à travers les ombres, toute une meute s’approcha et fit un cercle autour de l’homme. C’est dans un état d’excitation intense, contenant mal son trouble, que Sophie le vit s’éloigner, suivi de cette troupe improbable, tandis qu’il lui sembla que, une dernière fois, le vieux mâle lui jetait ce regard ambigu. Il paraissait pourtant impossible qu’il l’ait aperçue au travers du petit monument, qui la masquait à la vue de quiconque.
Elle resta dans sa cachette longtemps après que tout fut fini. Au bout d’un moment, commençant à sentir le froid de la nuit, Sophie fit demi-tour et emprunta le chemin pour chez-elle en traînant les pieds, songeuse. Une fois qu’elle eut retrouvé son lit, le sommeil vint de lui-même.
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Au petit matin, la brume s’était dissipée, découvrant la plaine inondée de rosée. En se levant, le soleil envoya ses rayons frôler les herbes, créant des jeux de lumières nouveaux en traversant les myriades de lentilles de cristal qu’étaient ces gouttelettes abandonnées par l’humidité de la nuit. Dans la pâleur du petit jour, les prés, soudain devenus presque violets, semblaient avoir ré-éclos, à la fois inchangés et nouveaux. Sophie s’était éveillée peu avant l’aurore, encore troublée par les évènements de la veille. Elle se trouva soudain émue par ce paysage qu’elle croyait découvrir pour la première fois, comme si ses sens s’étaient éveillés, plus aigus, plus perçants qu’avant. Il lui semblait distinguer pour la première fois non seulement les couleurs de l’aube, mais aussi des odeurs et des sons auxquels elle n’avait jamais prêté attention jusqu’ici.
Elle alla chercher de l’eau pour sa famille, qui n’était pas encore levée. En traversant le village, elle crut déceler dans l’atmosphère comme une hostilité ; en elle sourdait le sentiment d’être rejetée, comme si elle était devenue soudain indésirable. Il lui sembla même, lorsqu’elle se pencha au-dessus de sa margelle, que le puits la regarda d’un œil oblique : à croire qu’il ne la reconnaissait plus.
En retournant chez elle, elle trouva toute la maisonnée debout, prête à s’afférer. Lorsque Sophie leur annonça qu’elle avait vu partir l’étranger peu avant l’aube, alors qu’elle allait chercher de l’eau — elle pensa qu’il valait mieux se fendre de ce petit mensonge plutôt que de les effrayer, — ses parents marquèrent leur soulagement. Plus encore, ils lui signifièrent qu’elle s’était par trop intéressée à cet individu, dangereusement attirant, qui ne pourrait jamais amener rien de bon. La jeune fille sentit une soudaine distance entre elle et eux, comme s’ils étaient terrorisés par le nouveau monde que lui avait fait découvrir l’homme sans âge. Même Joseph, qui vantait si souvent les grandeurs de Faërie, avait ce curieux réflexe de défense, comme terrifié à l’idée qu’elle puisse emprunter le chemin menant vers cet ailleurs.
Ce jour-là fut morose. La jeune fille vaqua aux travaux des champs, mais sans trop prendre garde à ce qu’elle faisait, songeant à l’étrange apparition de la veille et tentant d’oublier les lourds regards qui se posaient sur elle. Elle faillit bien d’ailleurs, plusieurs fois, perdre sur le chemin une partie des graines qu’elle avait pour semailles. Dans les champs, les ouvriers agricoles la regardaient de travers, comme si elle était soudain le sujet d’une défiance, prête à se muer en aversion au premier signe d’étrangeté de la part de Sophie. Elle entendit les lavandières chuchoter lorsqu’elle passa à côté du lavoir et son ouïe, devenue subitement plus fine, lui permit de distinguer quelques mots, qui laissaient présager d’un revirement d’opinion à son égard. Elle surprit une vieille, tout aussi tordue que le linge qu’elle essorait, murmurer : « elle a croisé l’errant dans les bois. » Une autre, au corps fripé à trop prendre l’humidité, rétorqua : « cela apportera la peine dans le village. » D’une manière assez étrange, alors que personne n’en avait parlé, tous les habitants de la région semblaient se douter des incidents de la veille. D’ailleurs, sur le palier du moulin, Jean l’avait observée, le front ridé par l’inquiétude.
Avant de rentrer chez elle, le soir, lassée d’être dévisagée par tout le village, elle se réfugia dans l’église. Le père Pierre la trouva, recroquevillée sur un banc, ruminant son amertume. Lorsqu’il lui demanda ce qui se passait, Sophie fondit en larmes et se blottit dans les bras du curé. Ils restèrent ainsi un moment, le temps pour la jeune demoiselle d’évacuer toute la frustration accumulée pendant la journée. Finalement, elle reprit ses esprits et regarda l’abbé, qui lui adressa un pauvre sourire. Alors, se demendant si c’était là tout le réconfort qu’elle pouvait attendre d’un homme de Dieu, elle se leva et rentra chez elle, sans remarquer les ombres qui obscurcirent le regard de Pierre lorsqu’elle lui tourna le dos.
Quelques semaines s’écoulèrent. Les jours avaient commencé à raccourcir et le froid s’annonçait. Un matin, on retrouva dans un pré la carcasse entièrement dévorée d’un agneau et l’on constata l’absence de quelques têtes dans le troupeau éparpillé. Une partie de la clôture avait été arrachée et l’on pouvait suivre des traces s’enfonçant vers la forêt. La piste avait été laissée par un canidé particulièrement pesant ou plutôt une troupe de fauves qui s’étaient suivis à la queue leu leu, cachant ainsi leur nombre. Tous ces indices permettaient cette certitude : c’était une meute de loups qui avait perpétré ce massacre.
La décision d’organiser une battue fut rapidement prise. On se devait d’agir le soir même et de chasser le Démon de la forêt. Tout le village y participa, y compris Sophie, qui pourtant doutait du bien-fondé de cette entreprise. Après tout, ces créatures étaient tout autant touchées par les frimas approchants que la petite communauté. Ces fiers prédateurs n’avaient finalement fait que chercher la nourriture là où elle se trouvait, plutôt que de laisser la famine les vaincre.
Pour un observateur extérieur, le long défilé des villageois se dirigeant vers la forêt, armés de fourches et de torches, formait un spectacle d’une beauté cruelle et déroutante. Cette chenille incandescente qui s’enfonçait, vengeresse, dans le sous-bois, l’illuminant d’une impitoyable lueur rouge orangé, semblait être une créature de flammes : l’incarnation de la haine des villageois.
Sophie, qui avait suivi la foule en traînant des pieds, ne s’était pas armée et avait négligé la torche qu’on lui avait tendue ; lorsqu’elle avait croisé le regard réprobateur du distributeur, son animosité avait conforté Sophie dans son refus. D’ailleurs, elle se sentait très indifférente à la colère des villageois et, même, plus solidaire des loups que de cette foule imbécile et hargneuse.
La jeune fille laissa volontairement s’éloigner le serpent de lumière pour se réfugier dans l’obscurité complice du sous-bois. Elle déambula, un rien maussade, se défiant de cette colère irraisonnée. Sans y prendre garde, ne regardant pas devant elle, elle retourna vers le lieu de sa rencontre avec l’étrange apparition, alors qu’elle était prisonnière du piège artisanal et cruel.
Brutalement, un bruit dans les feuillages la ramena à la réalité : peu à peu, des paires d’yeux jaune or s’allumaient dans les feuillages, lueurs fascinantes, mais annonciatrices d’un terrible danger. La peur la saisit et elle chercha fébrilement une échappatoire : la meute de loup la cernait de toues parts. Par une ironie grinçante, elle avait trouvé la piste des diables que cherchaient les villageois, alors même qu’elle avait voulu rester étrangère à cette affaire.
La paysanne crut apercevoir une trouée vers laquelle elle se jeta, mais elle avait présumé de ses forces : sa jambe meurtrie n’était pas encore prête à supporter un tel effort et se déroba sous son poids. Elle s’étala de tout son long sur un tapis de feuilles mortes. Bientôt, elle vit glisser dans l’obscurité les ombres des créatures. Elle se sentit alors vaincue, prête à subir l’inévitable. Pourtant, n’était-ce pas là, entre les arbres, la silhouette de l’homme au regard pénétrant ? Elle eut alors le fol espoir qu’il pourrait, cette fois encore, la tirer de la situation périlleuse dans laquelle elle était tombée.
Ce ne fut pas nécessaire, car les loups n’étaient pas agressifs. À la suite du vieux mâle, ils quittèrent le couvert pour s’allonger auprès d’elle. Ils la léchèrent gentiment, jouèrent avec elle. Sophie se sentit alors parfaitement bien, comme si elle s’était trouvée un groupe d’amis, une seconde famille. Lentement, l’homme sans âge s’approcha et lança à Sophie un regard approbateur. Les loups aidèrent la petite demoiselle à se relever, de telle sorte qu’elle fît face à l’apparition. Pendant un temps, ils s’observèrent silencieusement. Puis, l’homme lui fit signe de le suivre tandis que, accompagné des autres bêtes, il emboîtait le pas au vieux mâle. Ils atteignirent bientôt l’orée de la forêt. Alors, la meute s’éloigna, non sans lui jeter un dernier regard prévenant. Sophie, dont l’acuité des sens semblait avoir encore décuplé, les observa tandis qu’ils disparaissaient entre les arbres, puis s’en retourna au village.
La battue ne donna rien. Les paysans eurent même le sentiment que le Malin avait averti les loups. D’ailleurs, leur attitude envers Sophie avait été comme une accusation muette, à croire qu’ils lui reprochaient de ne les avoir suivis que pour prévenir ces bêtes sauvages et sanguinaires. Au fur et à mesure de l’écoulement des jours, elle se devinait même, à chaque fois qu’elle passait à côté du lavoir, la cible de ragots de plus en plus fielleux : à mesure que le temps passait, elle se sentait devenir étrangère à la petite communauté.
Les travaux dans les champs devenaient plus difficiles à mesure que le froid s’intensifiait et tous étaient impatients d’en finir. Comme chaque année, les habitants du hameau étaient moroses, puisqu’il n’y avait jamais de bonne saison : soit que les pluies fussent trop abondantes, soit pas assez, soit que la température fût trop importante, soit pas assez. Sophie, elle, avait trouvé un moyen inattendu de rompre avec la monotonie. Elle rejoignait tous les soirs l’homme dans les bois, qui lui apprenait : les simples, les moyens de guérir à l’aide d’emplâtres composés d’herbes judicieusement choisies, les bruits de la nature, le langage des animaux, comment tirer parti de chaque saison et de chaque richesse de l’environnement… Tant de choses si merveilleuses, si éloignées de la routine, si étrangères des préoccupations des villageois et qui, pourtant, pouvaient se révéler si utiles.
La jeune fille changea, pas simplement moralement mais aussi physiquement. Ses cheveux devinrent plus longs, accentuant davantage l’allongement de son visage et ses yeux, marrons, plus sombres. Plus sombres également devenaient ses vêtements, tandis qu’elle avait troqué ses sabots pour des chaussures plus adaptées aux longues marches dans la forêt.
Les jours passèrent, devenant des semaines, puis des mois. Lentement, l’automne céda la place à l’hiver et, bientôt, les brumes se confondirent avec la neige, transformant le paysage en une gigantesque étendue blanche. Il fallait désormais le regard acéré de Sophie pour apercevoir, terriblement atténués, les ombres des arbres de la forêt ou des collines alentours. La saison des travaux en extérieur était finie et, maintenant, on vaquait aux milles petites tâches d’intérieur, tel que le rempaillage des chaises ou la fabrication de paniers d’osier que l’on pourrait vendre au marché.
L’attitude des autres envers Sophie se dégradait lentement. Elle devenait peu à peu l’objet d’une crainte, qui menaçait de se changer en haine. Même sa famille se méfiait d’elle à présent et même le puits avait cette attitude de défiance. Elle crut arranger les choses en prodiguant quelques soins aux hommes et aux bêtes, pensant qu’ainsi, se rendant utile à tous les villageois, elle serait reconsidérée par la communauté. Il n’en fut rien ; les lavandières évoquaient même parfois, à demi mots, la sorcellerie. Ce que le village voyait en elle, ce que chacun pouvait lire dans son regard, était par trop étrange pour ces simples paysans. Ils étaient terrorisés par l’univers occulte vers lequel elle se dirigeait.
Au fil des semaines, elle prit l’habitude de s’isoler dans l’église le soir, afin d’échapper pour un temps à ces individus limités. Là, elle espérait trouver un havre de paix et une personne complaisante à qui se confesser. Hélas, le curé devenait tous les jours plus froid et distant, semblant partager l’avis des lavandières et donc de tout le village.
Un jour que la frustration devint trop forte, Sophie éclata en sanglots. Pierre, en la voyant, ne broncha pourtant pas. Lorsque sa crise de larmes fut calmée, elle lui fit part du changement d’attitude dont le village faisait preuve à son égard :
« On ne me considère plus comme avant, » avait-elle dit, « j’ai l’impression qu’on me craint, qu’on se défie de moi. Tout à coup, le village me regarde comme jamais il ne l’avait fait.
– Il ne faut pas leur en vouloir, ils se font du souci pour toi, » avait rétorqué le père. « Et puis, tu sais… Quelque chose est apparu dans ton regard, quelque chose qui fait peur. Tes yeux s’arrêtent désormais sur le moindre détail et tu sembles chercher à percevoir au-delà de ce qui est immédiatement visible. Tu ne regardes plus le monde comme avant. Que cherches-tu derrière les choses, quel ailleurs désires-tu atteindre ? Tu nous effraies un peu ; il n’y a rien d’autre à voir que la terre qui porte les blés et le ciel où passent les nuages. Pourtant, tu fouilles au-delà. Je t’avertis : prends garde, car tu t’aventures sur une voie qui t’égarera ! Reviens parmi nous, ne cherche pas un autre monde, il n’y en a qu’un seul : celui du Seigneur ! »
Sophie ouvrit de grands yeux et dévisagea le prêtre, se rendant soudain compte qu’il s’agissait d’un étranger. Elle prit alors la fuite et courut à travers le village, comme poursuivie par un démon, laissant le vent lui balayer les larmes qui perlaient de nouveau à la commissure de ses paupières. Le regard noyé, elle s’éloigna du hameau, sans distinguer où elle allait, sans même percevoir le regard sombre que lui lança le puits. Lorsqu’enfin elle s’arrêta, exténuée, elle se rendit compte qu’elle était aux abords de la forêt, là où ses pas la ramenaient toujours. Le jour déclinait doucement et le brouillard s’étendait de nouveau. C’est alors qu’elle aperçut non loin, entre deux arbres, la silhouette de l’homme sans âge.
Il était apparu, entre deux voiles de brouillard, d’un coup tellement proche qu’elle aurait pu le toucher. Leurs regards, devenus si semblables, se croisèrent et se soutinrent mutuellement. Ils restèrent longtemps immobiles dans le bois hivernal, tandis que le soir tombait. Puis, lentement, l’homme se tourna et l’invita à le suivre. Alors, marchant d’un bon pas, ils se rendirent au carrefour des Trois Chemins. Ils fixèrent tous deux la même direction, regardant quelque chose qu’ils étaient les seuls capables de discerner. Bientôt, un loup hurla, puis un autre, puis encore un autre. La symphonie lupine s’enfla jusqu’à emplir tout l’espace. Lentement, le vieux mâle se faufila entre les ombres et vint se coucher à leurs pieds. Un autre loup les rejoignit, puis un autre, puis encore un autre. Ils se trouvèrent bien vite en présence de toute une meute.
Ainsi accompagné, ils s’éloignèrent et traversèrent le pays, devenu si étrange et si grandiose sous la pâle lueur de la lune reflétée par les voiles de brume encore attachés à la plaine. La demoiselle découvrit enfin entièrement ce monde qu’elle n’avait fait qu’entr’apercevoir : elle avait trouvé sa place.
Ensemble, ils traversèrent les plaines toute la nuit et, peu avant l’aurore, ils retournèrent vers la croisée des chemins pour se séparer. Cela ne fut en rien tragique, ce ne fut en rien un adieu, certaine qu’elle était désormais de toujours les retrouver, de faire maintenant partie de leur univers. Toutefois, le dernier regard que lui adressa le vieux mâle la troubla : quoiqu’il sembla lui souhaiter la bienvenue, elle crut y déceler une pointe d’amertume, comme s’il était temps pour lui de disparaître.
Sophie rentra chez elle et se coucha. À son réveil, le soleil était déjà sous l’horizon, laissant le champ libre à la lune. Alors qu’elle posait les pieds à terre, son regard fut attiré par un sac de bure qui était posé au milieu de ses affaires. Curieusement, son contenu semblait vivant, remuant un peu. Elle écarta délicatement les rebords du sac et sourit en y voyant un louveteau endormi. Elle avait, enfin, compris.
Elle prit une besace, qu’elle chargea de quelques affaires et provisions, et une outre, qu’elle remplit dans la rivière. Puis, jetant le sac sur son épaule, elle se rendit dans la forêt. Là, elle choisit un bâton avec lequel elle assura sa marche. Elle retourna à la croisée des chemins et elle fixa ce point qu’elle n’avait jusqu’alors perçut qu’en présence de l’homme sans âge. Peu-à-peu s’élevèrent les hurlements des loups, mélopée venue d’un ailleurs tellement attirant et qu’elle écoutait sans esquisser le moindre geste. Surgissant de l’obscurité complice, un grand mâle approcha, un loup au regard familier — pénétrant, — qui la fixa, bienveillant. Ombre parmi les ombres, toute une meute glissait et s’approchait. Ces créatures, qui l’effrayaient auparavant, firent bientôt un cercle autour d’elle, l’observant intensément de leurs yeux si fascinants. Alors, Sophie s’éloigna, suivie par cette troupe et quitta les plaines.
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Le lendemain, son absence fut bien vite remarquée. Elle était devenue un sujet d’inquiétude pour tout le hameau, qui désirait tant la retenir, lui éviter de se perdre sur un chemin si dangereux. Lorsque ses parents annoncèrent sa disparition, tous les villageois participèrent aux recherches. C’est Jean qui la retrouva ou plutôt qui trouva sa robe noire, qui gisait dans un buisson. Ce fut tout ce que l’on rapporta. On dut se rendre à l’évidence : des loups, rendus fous par la faim, l’avaient dévorée, ne laissant rien d’autre que cette robe comme trace de leur méfait, ayant même, dans leur folie sanguinaire, englouti les autres affaires qu’elle avait emportées et qui manquaient dans sa malle. On se résolut donc à porter son deuil. On excusa son étrangeté et, même si son comportement des derniers temps n’avait pas été des plus méritants, elle eut droit à un enterrement chrétien — Dieu pardonne toujours, — quoique le cercueil enseveli sous sa tombe fut vide. Emmanuelle pleura longtemps sa fille disparue, désirant éternellement se rappeler d’elle comme de cette petite demoiselle enjouée qu’elle avait toujours été — et serait toujours — ou du moins qu’elle avait été jusqu’à son accident dans la forêt. Elle voulait garder le souvenir de Sophie et non de cette étrange jeune femme, qui lui ressemblait pourtant et qui avait un temps pris sa place.
Cependant, alors qu’elle croyait que rien ne pourrait effacer ce drame, le miracle de la vie dissipa les ombres du passé. Emmanuelle et Thomas trouvèrent à nouveau le bonheur en contemplant leur fils, un bel enfant au regard écarquillé sur le monde, qu’ils nommèrent Mathias.
Le quotidien reprit son cours et le village se recroquevilla un peu plus autour de son puits. Néanmoins, cette tragédie ne fut pas vaine, car on raconta longtemps l’histoire de Sophie, pour mettre en garde les plus jeunes, afin qu’ils ne cherchassent point à s’aventurer sur le chemin d’un autre monde, qui de toute façon n’existait pas. Certains prétendaient, toutefois, qu’elle arpentait encore les environs et qu’un jour elle réapparaîtrait. En observant ces villageois un rien superstitieux croire soudain en l’impossible, on eut dit que, imperceptiblement, une fenêtre s’était entrouverte, par laquelle soufflait un air nouveau. À travers ce zéphyr, on pouvait sentir de nouvelles fragrances ne semblant pas venir de ce terroir.
C’était un pays à la périphérie duquel les fantasmes avaient pris pied. Si l’on acceptait de ne plus s’acquitter de son tribut à la réalité, il y était si simple de suivre des chimères, d’accompagner les spectres et de se fondre dans leur univers.
Un pays où les fantômes — toutes les fadaises — étaient bien plus présents qu’ailleurs. Ils étaient là, toujours, guettant les vivants, se jouant d’eux. Là était leur royaume. Entre les brumes, ils savaient se faufiler, égarant les fous qui avaient cru pouvoir les suivre. Ici, pour qui savait s’y prendre, disparaître n’était pas chose difficile, mais ô combien plus difficile était-il de réapparaître ; ô combien plus difficile était-il de laisser une trace, d’exister encore dans les mémoires…
Un pays où la brume, bien souvent, faisait voltiger des phosphènes à la périphérie du champ de vision. Ici et là, des volutes évanescentes dansaient, puis vacillaient. Finalement, elles disparaissaient, tout simplement.
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